ENTRE GUERRES de Francois Lecointre

« Le combat ne m’a pas forgé le coeur et l’âme, il m’a simplement rendu lucide. J’en sais désormais suffisamment pour ne pas me croire préservé, par ma simple qualité d’homme, du surgissement de l’animal qui gît en moi. » Dans ce récit à la première personne, le général Lecointre évoque son parcours de jeune officier – de la naissance d’une vocation jusqu’aux terrains de guerre au Rwanda, à Sarajevo ou en Irak – et donne à voir l’expérience d’homme de guerre dans ce qu’elle a de plus concret, unique, et parfois indicible. Jamais un grand chef militaire n’avait évoqué avec autant d’acuité et de lucidité les doutes et les réalités auxquels se confrontent les soldats : le sentiment de vivre des événements qui ne peuvent être compris que d’eux, la peur paralysante qui surgit à tout moment et, surtout, l’interrogation fondamentale sur le sens de l’action. Comment garder son humanité quand, au coeur du combat, la violence gagne de plus en plus les esprits ? On croyait la guerre réservée aux livres d’histoire, et la voici de nouveau. Cet Entre guerres l’appréhende de manière saisissante et profonde, tout comme il évoque avec pudeur la singulière fraternité unissant les hommes qui dédient leur vie au service de la France.

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Général François Lecointre au Figaro:

«On ne fait pas la guerre pour la démocratie mais pour les intérêts de la France»

Par Eugénie Bastié Publié 8/04/2024

 

GRAND ENTRETIEN

 

Chef d’état-major des armées de 2017 à 2021 et grand chancelier de la Légion d’honneur, le général François Lecointre publie :

Entre guerres (Gallimard),

 un récit littéraire dans lequel il raconte son parcours militaire et ses dilemmes de soldat. L’occasion d’évoquer avec lui le retour de la guerre, les métamorphoses de la violence et les vertus civilisatrices de l’armée.

 

LE FIGARO

Votre récit s’appelle Entre guerres (Gallimard). Pourquoi ce titre ?

Général Lecointre. Fabien Clairefond

 

GÉNÉRAL FRANÇOIS LECOINTRE

 

Pendant les quarante ans de ma carrière, j’ai été au combat sans que la société française ait eu conscience de la guerre. Ce combat n’existait pour personne car la guerre ne devait plus jamais exister. En réalité, elle n’a jamais disparu. Entre la « guerre », entendue au sens stratégique du terme, et ce qui était qualifié d’« opérations », il y a une différence de définition, mais, sur le terrain, pour le soldat qui la vit, c’est la même chose.

C’est la même densité de combat, les mêmes blessés, les mêmes morts. Beaucoup d’Américains qui ont débarqué en 1944 n’ont jamais eu de confrontation physique avec un ennemi ; à l’inverse, de nombreux soldats français ont connu l’expérience du feu sans que leur pays soit officiellement « en guerre ». Après la guerre froide, qui était une guerre, au sens classique du terme, qui n’a jamais eu lieu, nous avons connu une période de guerre qui ne portait pas ce nom. Et aujourd’hui on entre à nouveau dans une guerre qui parle aux gens, qui leur fait peur.

 

Ce déni de la guerre que vous décrivez illustre un rapport paradoxal à la violence dans nos sociétés…

Nos sociétés européennes avaient tellement renoncé à la guerre qu’elles la tenaient pour une activité forcément abjecte et monstrueuse, qui ne pouvait plus nous concerner, nous, êtres civilisés. Il y a ce passage, dans Belle du Seigneur, qui m’a toujours marqué : « Babouineries et adoration animale de la force, le respect pour la gent militaire, détentrice du pouvoir de tuer. (…) Et pourquoi noble ou chevaleresque sont-ils termes de louange ? Pris en flagrant délit, les humains ! Pour exprimer leur admiration, ils n’ont rien trouvé de mieux que ces deux qualificatifs, évocateurs de cette société féodale où la guerre, c’est-à-dire le meurtre, était le but et l’honneur suprême de la vie d’un homme. »

 

Nous étions là-dedans. Mais le déni de guerre dans lequel nous avons vécu, plutôt que nous conduire à un degré supérieur d’humanité, nous a conduits à une forme d’apathie et de désarmement moral. Au prétexte qu’on ne veut pas se résoudre à la subir, on prétendait éradiquer la violence du cœur de l’homme, des rapports des hommes entre eux et des rapports entre les nations. Et pour parvenir à cette utopie, on s’en remettait au règne d’un droit omnipotent qui évacuait ces notions de guerre. Cette morale était seulement européenne. Les Américains ne se sont jamais désarmés. Dans le reste du monde, le déni du recours à la force était compris comme une contrainte normative particulièrement hypocrite ou une forme de décadence, à tout le moins une faiblesse à exploiter.

La guerre n’est pas forcément avilissante. Elle conduit à se poser beaucoup de questions sur la peur, la fraternité, la bestialité, le sens du sacrifice, qui grandissent. On peut aller au combat sans perdre son âme.

 

Vous-même racontez vos pulsions de violence lors du combat. Peut-on faire la guerre proprement ?

Ce dont j’ai voulu témoigner, c’est que la guerre n’est pas forcément avilissante. Elle conduit à se poser beaucoup de questions sur la peur, la fraternité, la bestialité, le sens du sacrifice, qui grandissent. On peut aller au combat sans perdre son âme. Il existe un modèle de guerre encadré par le droit international, un espace ritualisé où la guerre reste quelque chose d’atroce, puisqu’il s’agit de tuer, mais où on essaie d’éviter que l’animalité et la barbarie prennent le dessus. Je ne dis pas que c’est facile. Mais penser qu’on va annihiler la guerre conduit à nous priver de cet espace ritualisé de confrontation avec un ennemi de dignité égale à la vôtre.

Transformer l’ennemi en criminel en infraction avec le droit n’humanise pas la guerre, bien au contraire. Lorsque vous êtes au combat, vous devez trouver en vous les ressources permettant de transgresser le tabou absolu qui consiste à donner la mort tout en contrôlant l’animalité qui est en vous. Les opinions publiques sont ignorantes de la tentation de violence extrême qui gît en chacun de nous, du traumatisme que cela crée. Elles pensent en toute bonne foi qu’ayant évacué la guerre et son cortège d’horreurs, on est dans son bon droit quand on poursuit un ennemi relégué au rang de criminel.

Aussi j’ai toujours eu du mal avec l’expression « éradication du terrorisme » : cette surenchère verbale trahit le déni de la violence. Je parle dans le livre de cette conférence à la Sorbonne où je racontais cette tentation qui avait été la mienne d’exécuter un « interahamwe » (milicien rwandais), et j’ai senti dans le public un soutien à cette idée de vengeance, d’exécution sommaire. Ça m’a beaucoup frappé. On en oublie les principes qui sont au fondement de notre culture : l’habeas corpus, le respect de l’ennemi.

Votre première bataille fut la guerre du Golfe. En quoi cette guerre interventionniste diffère-t-elle de la conception traditionnelle de la guerre ?

C’est une guerre pour restaurer le droit et non plus pour défendre son pays. Je ne crois pas que nous ayons compris à ce moment-là ce que signifiait cette nouvelle légitimation de la guerre par le rétablissement du règne du droit. Les opérations de guerre allaient désormais être considérées comme des opérations de police. Il y aura ensuite la nouveauté de l’humanitaire : ce sera la Somalie, qui, moi, m’a surpris : pourquoi intervenir ici plutôt qu’ailleurs ? L’invocation du droit international est-elle suffisante ?

Je pense qu’on ne peut tuer que pour la France, pour la défense et la promotion des intérêts de la France. Je ne vois pas de raisons internationales de cette nature qui vaillent.

Général François Lecointre

La défense de la démocratie est-elle un motif légitime pour une guerre ?

Non, ça n’a aucun sens. On ne se bat pas pour restaurer ou imposer la démocratie. Se battre, c’est tuer. La guerre, c’est, selon la définition de Gaston Bouthoul, une « lutte armée et sanglante entre groupes organisés ». On s’y résout pour des raisons très supérieures. Je pense qu’on ne peut tuer que pour la France, pour la défense et la promotion des intérêts de la France. Je ne vois pas de raisons internationales de cette nature qui vaillent. L’intervention humanitaire, c’est encore autre chose : vous êtes engagé en tant que force d’interposition, ce qui vous contraint à n’agir qu’en situation de légitime défense, comme des policiers. Ces opérations humanitaires dénaturaient ce qu’était la guerre.

Dans votre carrière, quand avez-vous vraiment senti que vous vous battiez pour la France ?

À Sarajevo, je me suis battu pour restaurer l’honneur de la France, et des soldats français qui avaient été humiliés. En Afrique, au Sahel, j’avais le sentiment de combattre pour mon pays. Car s’il y a une chose dont je suis certain, c’est que l’avenir de l’Europe et de la France se joue en Afrique. Le grand enjeu migratoire qui nous attend dans le siècle qui vient ne peut être contrôlé que si on parvient à assurer la stabilité de l’Afrique et la reconstruction des États.

On ne pourra jamais établir un mur. Je suis étonné d’ailleurs de voir qu’alors qu’on parle des problèmes soulevés par l’immigration sans arrêt dans le débat public, personne ou presque ne pose la question de la sécurité intérieure des pays africains, qui seule peut permettre de restaurer la présence des administrations et de l’État sur leurs territoires, de garantir leur développement et ainsi de ralentir les flux migratoires. Je suis désolé de voir qu’on abandonne avec beaucoup de facilité et peut-être un lâche soulagement les pays africains avec lesquels on avait essayé de restaurer une gouvernance sans laquelle toute stabilité est illusoire.

Je pense qu’on peut provoquer un réveil. C’est le sens de ce qu’a dit le président de la République sur l’engagement de soldats en Ukraine: existe-t-il des causes assez fortes pour que nous engagions des soldats français? Il faut redonner le sentiment d’un destin commun

Général François Lecointre

Je suis persuadé qu’on devra y revenir. Au moment où nous reprenons conscience que la guerre peut être, au sens clausewitzien, un élément inévitable de la politique internationale, on se désengage de toutes les opérations dans lesquelles nous étions engagés. Je trouve dramatique ce qui se passe au Mali avec le retrait des contingents de l’ONU, qui laisse le terrain aux seigneurs de la guerre. On faisait la guerre sans le dire. On parle de la guerre sans la faire.

Vous posez la question du patriotisme. Existe-t-il encore ?

Lorsqu’on regarde les sondages sur les priorités des Européens pour les élections européennes, on voit que le sujet qui arrive en tête, avant l’immigration et le climat, c’est le pouvoir d’achat. Donc, oui, c’est compliqué de parler d’effort de défense, de patriotisme. Qui est prêt à se serrer la ceinture ? Notre société n’est pas prête. Il faut la préparer.

Je pense qu’on peut provoquer un réveil. C’est le sens de ce qu’a dit le président de la République sur l’engagement de soldats en Ukraine : existe-t-il des causes assez fortes pour que nous engagions des soldats français ? Il faut redonner le sentiment d’un destin commun.

Est-il plus difficile de mener une guerre en démocratie, avec une opinion publique qui donne son avis sur l’action des militaires ?

Oui. C’est à double tranchant. C’est salutaire dans le sens où combattre sous le regard scrutateur des journalistes qui alimentent l’opinion publique vous contraint à une forme d’exemplarité. Comme le regard des camarades, qui vous pousse à être un modèle au moment de l’assaut. Mais ça peut être aussi dangereux car l’opinion publique est versatile, sentimentale et moralisatrice. Elle peut aussi pousser à ne pas respecter les lois de la guerre. L’armée ne peut pas être l’instrument de vengeance de la société face au méchant désigné.

Vous racontez comment votre lignée vous a « assigné » à la destinée militaire. Le métier de soldat est-il une vocation ?

Dans mon cas personnel, il y a eu effectivement une mythification de cette lignée familiale. J’ai grandi dans le culte de mon oncle Hélie, mort à 23 ans en Algérie. Mais j’ai pu constater que beaucoup de mes soldats et de mes camarades officiers n’avaient aucune ligne familiale militaire.

Le métier de soldat, comme celui de prêtre, exige une vocation. Qu’est-ce qui est une vocation ? C’est ce qui est difficile à faire et nécessite un engagement hors du commun. Cette volonté de pousser ses propres limites vient de l’incertitude qu’on a de soi-même, un doute qui vous pousse à aller chercher quelque chose de difficile et d’exigeant. Ce doute est universellement partagé, quelles que soient les origines sociales ou familiales.

Le jour J, l’élément qui compte en plus de cet apprentissage, c’est le collectif. C’est le regard des camarades qui pousse à l’héroïsme et à la maîtrise de l’animalité

Général François Lecointre

Pensez-vous que l’héroïsme est une faculté individuelle ou bien qu’il s’apprend ?

Il y a des choses qui s’apprennent. Le général de Brack parlait de la peur qui vous cloue au sol, cet instinct vital qui vous donne envie de détaler. Il indique comment surmonter cet instinct : il faut accoutumer progressivement le soldat au choc que constitue le feu. Le jour J, l’élément qui compte en plus de cet apprentissage, c’est le collectif. C’est le regard des camarades qui pousse à l’héroïsme et à la maîtrise de l’animalité. C’est le principe de l’honneur : vous ne pouvez pas déroger, pour ne pas perdre l’estime des autres. Il est bien plus facile d’être héroïque collectivement que seul. Il y a des cas hors norme, comme le courage sacrificiel d’un Arnaud Beltrame.

Que pensez-vous aujourd’hui de l’aplanissement des différences entre héros et victimes dans notre société ?

Il existe une médaille de reconnaissance des victimes du terrorisme, précisément parce que le général Georgelin, alors grand chancelier de la Légion d’honneur, s’est battu pour qu’on ne donne pas la Légion d’honneur aux victimes, ce qui a été envisagé par le gouvernement Hollande. Il faut distinguer les héros des victimes. Pour autant, j’ai observé que reconnaître la souffrance permet de se soigner.

Je parle dans mon livre d’un de mes hommes qui s’est donné la mort. Je suis passé complètement à côté de sa souffrance. Je n’ai pas fait assez attention au syndrome post-traumatique. Je pensais qu’à force de se gratter on se créait des plaies. Le Rwanda a beaucoup marqué mes hommes. J’ai vu des soldats en état de détresse profonde. Je m’en suis beaucoup voulu de ne pas en avoir tenu compte à temps.

Face à l’ensauvagement de la société, le retour du service militaire pourrait-il avoir une fonction civilisatrice ?

La difficulté, c’est que le service militaire avait une finalité : il fallait des armées en masse pour protéger la France. Il a eu une vertu sociale évidente, mais aussi parce que les armées se sont investies dans cette mission, notamment l’armée de terre, parce que, il faut bien le dire, l’ennui régnait pendant la guerre froide. Elle palliait l’absence d’engagement militaire par la dimension éducative du métier. Le Rôle social de l’officier, de Lyautey, était enseigné dans toutes les écoles. Les militaires se sentaient investis d’une mission d’éducateurs.

On en faisait presque une priorité dans notre engagement. La discipline pour le feu est aisément comprise par des jeunes gens qui apprennent la rigueur militaire. Ce qu’il faudrait, c’est que l’Éducation nationale sache s’inspirer d’un certain nombre de procédés que nous utilisions pour éduquer la jeunesse. Par exemple, le défilé en ordre serré. Faire défiler des gens, c’est les faire marcher en carrés constitués pour occuper le moins d’espace possible sur le champ de bataille.

Ça a une vertu éducative extraordinaire : c’est la seule activité où tout le monde est obligé de s’aligner sur le moins bon. On crée de facto une solidarité. Il n’est pas question de faire défiler toutes les écoles de France, mais quels procédés pédagogiques peut-on imaginer pour faire naître de façon implicite le sentiment de solidarité entre jeunes gens ? Les gens ont une vision caricaturale de l’armée. Ce n’est pas l’ordre pour l’ordre, mais la forme qui tient le fond. Comme la visière de son shako oblige le saint-cyrien à lever la tête pour voir et donc à se tenir droit.