Les troupes coloniales

             

                        Pour avoir été le bras armé de la colonisation, les troupes coloniales n’ont à l’évidence pas bonne presse, à moins que l’on en ait une vision caricaturale opposant les figures de sabreurs de la République aux héros tour à tour conquérants, explorateurs et bâtisseurs. Symbole de la puissance et du génie français à l’étranger, la Coloniale est pourtant au coeur de l’histoire politique et militaire française, de l’expansion coloniale des XIXe et XXe siècles au départ des Français d’Algérie en 1962. Composée de troupes d’infanterie et d’artillerie – marsouins et bigors -, soutenue par un service médical et une intendance spécifique, on la réduit trop souvent aux tirailleurs, qui n’en sont qu’une composante. Chargée de représenter la souveraineté française outre-mer, que ce soit pour conquérir des territoires, les administrer, réprimer des révoltes intérieures ou les défendre d’une agression extérieure, ces troupes participent à toutes les opérations de guerre du XXe siècle, servant aussi en métropole pendant les deux conflits mondiaux. Cette force militaire épouse donc très logiquement les vicissitudes de la politique extérieure de la France, ce que démontre Julie d’Andurain dans cette première réflexion globale sur les troupes coloniales, instruments de la République pour soutenir la place de la France au sein de ce que l’on appelait alors « l’équilibre des Puissances ».

«Les officiers étaient des bâtisseurs»: l’histoire méconnue des troupes coloniales françaises

 

Par Amaury Coutansais-Pervinquière

Publié le 21 février 2024

Une affiche promouvant les troupes coloniales avant le 14 Juillet. Look and Learn / Bridgeman Images

ENTRETIEN  L’historienne Julie d’Andurain livre une vision inédite de la dimension politique et militaire de l’«armée coloniale» française, dans un ouvrage paru ce mercredi.

Julie d’Andurain est agrégée et docteur en histoire, membre de l’Académie des sciences d’outre-mer, et professeur d’histoire contemporaine à l’université de Lorraine. Sa biographie du général Gouraud a été particulièrement remarquée. Elle publie ce 21 février Les Troupes coloniales, une histoire politique et militaire aux éditions Passés composés.

LE FIGARO. – «Une histoire politique et militaire des troupes coloniales […] n’existe pas encore» , écrivez-vous en introduction. Pourquoi est-elle si méconnue ?

Julie d’ANDURAIN. – En raison d’un problème sémantique sur la définition des «troupes coloniales». Il y a une grande confusion entre «l’armée coloniale», qui est un objet non identifié et qui n’existe pas formellement, «l’armée d’Afrique» qui correspond aux troupes basées en Afrique du nord, et le rôle que joue la Marine dans le cadre de la colonisation. Les «troupes coloniales» se sont diluées dans ces différentes structures au fil du temps.

Les troupes coloniales ont été créées comme un instrument politique pour laver l’affront de la défaite de 1870 et renouer avec des succès militaires. Pourquoi ne sont-elles jamais devenues une armée impériale ?

Après la défaite de Sedan émerge un débat sur la formation d’une troupe spécifique pour la colonisation. Il est concomitant avec le début de la conquête qui démarre vraiment à partir de 1878-1880. Les troupes coloniales sont créées par une loi en 1900, car il y a un besoin diplomatique d’exister internationalement, notamment pour le projet Break-up of China, la conquête de la Chine, finalement avorté.

Une troupe spécifique pour la colonisation de l’Afrique et de l’Asie est créée mais elle entre en concurrence avec «l’armée d’Afrique» chargée de la colonisation de l’Afrique du Nord.

Quelle est la réelle différence avec une armée impériale ?

La différence tient du vocabulaire. Le terme «impérial» apparaît très tard, au milieu des années 1930, quand la France se prépare à la Seconde Guerre mondiale. Avant cela, le vocable de «colonies» est usité. Or, ce monde colonial est, en réalité, très méconnu des parlementaires et des Français en général.

La fameuse phrase «les colonies, j’ignorais qu’il y en eût tant» est un exemple révélateur. (Elle est attribuée à Étienne Clémentel, nouvellement nommé au ministère des Colonies en 1905, NDLR). Le terme impérial est devenu commun pour désigner le phénomène colonial, car de nombreux auteurs s’inspirent de la littérature anglo-saxonne.

 

Les tirailleurs annamites. / Bridgeman Images

Quelle est la spécificité du recrutement indigène français ?

Avant 1857, il existe un recrutement local qui n’est pas formalisé et qui s’apparente à une forme de mercenariat, très précaire pour les populations locales. Après 1857 et la création des tirailleurs sénégalais par le colonel Faidherbe, un régime régulier de recrutement est mis en place avec les formations de tirailleurs sénégalais. La particularité de ces tirailleurs est d’appartenir à l’armée française. Ils reçoivent une solde qui est plus intéressante que celle d’un soldat français. À partir de 1890, la solde devient moins intéressante financièrement.

Mais l’avantage pour ces tirailleurs, c’est qu’ils ont un salaire, un engagement pour 15 à 20 ans et une fois qu’ils quittent le service, ils obtiennent pension qui fait d’eux une élite sociale dans leur société.

 

Une affiche promouvant l’engagement dans les troupes coloniales en Asie. Bridgeman Images

Pourquoi la mémoire populaire a-t-elle gardé en mémoire le nom de tirailleurs sénégalais ?

Ils ont été la première formation militaire formellement organisée et leur appellation est devenue générique. Cependant, il existait une grande variété de populations recrutées (les Haoussas, les Malgaches, les Soudanais ; les Annamites en Asie) et les militaires faisaient la différence entre ces catégories en établissant une hiérarchie intellectuelle renvoyant à une notion de «races guerrière». Mais les Sénégalais avaient la préférence. Ils étaient réputés comme les meilleurs soldats.

Quel était le rôle de l’armée coloniale après la conquête d’un territoire ?

Il y a d’abord un rôle de conquête. Cette conquête se fait avec des formations doubles – blanches pour le commandement ; de couleur pour la troupe. Une fois la conquête réalisée, le commandant militaire se transforme en administrateur et crée une organisation administrative similaire à l’organisation française.

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Celle-ci est fondée sur un mode européen pour pouvoir diriger les territoires, en nommant des sous-administrateurs qui vont être à sa disposition. Après 1900, une loi financière exige que les colonies ne coûtent rien à la métropole. Les administrateurs deviennent également alors des récolteurs d’impôts. Ils sont chargés d’organiser le recensement pour calculer l’impôt qu’ils vont faire porter sur les populations. Enfin, nombreux ont été des bâtisseurs, des aménageurs des infrastructures.

 

 

Des tirailleurs sénégalais. Archives Charmet / Bridgeman Images

Quelle a été la contribution des troupes coloniales lors de la Première Guerre mondiale ?

Ce sujet commence à être connu grâce aux travaux de l’historien Marc Michel. L’idée voulant que les troupes coloniales aient participé à la défense de la France, au point d’apparaître comme les grands gagnants de la guerre, est parfois un peu exagérée. Si l’engagement colonial est important pendant la guerre, il faut le rapporter au regard des huit millions de «poilus» mobilisés. L’engagement des tirailleurs est de l’ordre de 600.000 combattants.

Comment les troupes coloniales vont-elles acquérir des lettres de noblesse avec Leclerc et l’épopée de la France Libre ?

Avant la Seconde Guerre mondiale, les «troupes coloniales» sont en perte de vitesse en termes de reconnaissance vis-à-vis de l’institution militaire en général. L’armée française ne voit plus tellement l’intérêt d’avoir deux formations armées en Afrique. Des projets de fusions (Armée d’Afrique et troupes coloniales) émergent, mais les troupes coloniales sont très attachées à leur autonomie. La Seconde Guerre mondiale sauve leur formation. Avec l’épisode Leclerc qui impose l’idée que «la France libre est africaine», les officiers venus des troupes coloniales redorent le blason de leur arme et repoussent l’idée de leur absorption par l’armée d’Afrique.

 

Une affiche de communication pour le recrutement de troupes coloniales. Archives Charmet / Bridgeman Images

Comment ces troupes coloniales vont-elles s’adapter après la Seconde Guerre mondiale jusqu’aux indépendances ?

La raison d’être des troupes coloniales était la conquête. Quand le processus de décolonisation s’enclenche, les troupes coloniales ne savent plus très bien comment se positionner. Dans un premier temps, elles portent le discours de la défense de l’empire. Mais, quand l’Indochine, puis l’Algérie apparaissent comme définitivement perdues, les troupes coloniales cherchent un moyen de rebondir, pour continuer à exister en tant que corps militaire spécialisé. Elles réussissent à le faire en se proposant de former les futures armées africaines auxquelles elles apportent accompagnement technique, formation doctrinale et matérielle.

Cet accompagnement des armées africaines est-il une spécificité française ?

Elles tiennent aux doctrines coloniales qui sont très différentes entre l’Angleterre et la France. L’Angleterre applique une doctrine coloniale qu’on appelle l’association, tandis que la France applique une doctrine d’assimilation. Or, l’assimilation suppose une correspondance très étroite entre les systèmes de colonisation, entre celui qui domine et celui qui est dominé. L’assimilation passe notamment par l’usage du français comme langue véhiculaire et langue de formation, par la maîtrise de la technique française, par la maîtrise des outils français dont l’administration et la bureaucratie « à la française ».

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On dénonce aujourd’hui beaucoup la Françafrique. Dans la formulation de la critique, on mésestime le poids de la bureaucratie française, de celle qui s’est imposée aux armées africaines indépendantes. Mille et un détails rappellent le poids du passé. Par exemple, les uniformes des Sénégalais ressemblent à des uniformes français. Cette doctrine assimilatrice est très importante pour expliquer les accompagnements et tous les traités des années 1960 qui, certes, amènent les armées africaines à l’indépendance, mais sous couvert du «grand frère français».

Que reste-t-il de l’esprit des troupes coloniales dans l’armée française?

Les troupes coloniales aujourd’hui existent encore sous l’appellation de troupes de marine. Il s’agit d’une arme à part entière que les meilleurs officiers sortis de Saint-Cyr choisissent volontiers quand ils sont bien classés. Comme autrefois la cavalerie ou le corps d’état-major, c’est l’une des armes nobles. Elle est choisie parce qu’elle renvoie l’image d’une arme opérationnelle par excellence, concurrente de la Légion étrangère, et qui permet de partir en OPEX (Opérations Extérieures). L’infanterie de marine est aussi une arme qui permet de faire de belles carrières.

 

Les élèves officiers de l’école militaire spéciale de Saint-Cyr Coëtquidan défilent à Paris. GERARD CERLES / AFP

L’armée française se targue aussi de très bien maîtriser le «système D», utilisé autrefois dans les troupes coloniales. C’est un peu une gloriole française. Si les officiers sur le terrain se plaignent souvent d’être un peu délaissés par Paris, il existe cependant une méthode opérationnelle très spécifiquement française, caractérisée par des petites formations très efficaces. C’est un modèle très différent du modèle américain. Cependant, ce modèle d’armée semble avoir marqué le pas ces dernières années. Une nouvelle ère s’ouvre avec le retrait progressif des forces françaises en Afrique décidé par Emmanuel Macron.