« On ne sort pas indemne d’une telle lecture qui lève le voile sur les conditions dans lesquelles interviennent « nos » soldats lorsqu’ils participent à des opérations extérieures, sur les difficultés qu’ils rencontrent, sur les cas de conscience auxquels ils sont confrontés. »
Bruno Cotte
Alors que les opérations militaires consacrent le droit de la force concédé aux soldats, la justice prescrit la force du droit que le juge fait prévaloir. Ces deux vérités peuvent-elles cohabiter ? Ne s’opposent-elles pas ? Que se passe-t-il lorsqu’elles se rencontrent ?
L’affaire Mahé fut le temps de cette confrontation.
Le procès en cour d’assises de soldats accusés du meurtre d’un coupeur de route en Côte d’Ivoire, dans le cadre d’une mission de rétablissement de la paix, ouvre des débats qui dépassent de loin le seul droit : sur le caractère sacré de la mission ; sur le sens et le niveau d’engagement des soldats – sur leur nature même : soldats de plomb ou de chair et d’émotion ?
L’éthique, l’obéissance, la légalité versus la légitimité, l’inacceptable s’invitent dans les neuf jours d’audience que mène un juge exemplaire qui cherche à comprendre pour bien juger.
C’est l’objectif que poursuit ce livre, qui place le lecteur en situation de construire son intime conviction.
« Tuer ou désobéir, le dilemme d’un soldat », d’Eric Burgaud : « Pour un soldat, la mission est sacrée »
ENTRETIEN. Le livre du colonel Éric Burgaud, qui raconte son procès dans l’affaire Mahé, du nom de cet assassin ivoirien tué sur son ordre en 2005, soulève une série de questions éthiques d’une actualité brûlante. Son récit confronte le droit et la guerre, le cœur et la raison, le bien et le mal.
Par Mériadec Raffray
Publié le 15 juin 2025 à 18h00
Le 27 novembre 2012 s’ouvrait devant la cour d’assises de Paris le procès de quatre militaires français accusés d’avoir, lors de l’opération Licorne, en Côte d’Ivoire, le 13 mai 2005, causé la mort de Firmin Mahé. Photo © Eric Burgaud
Le 27 novembre 2012 s’ouvrait devant la cour d’assises de Paris le procès de quatre militaires français accusés d’avoir, lors de l’opération Licorne, en Côte d’Ivoire, le 13 mai 2005, causé la mort de Firmin Mahé. Ce “coupeur de route” semait la terreur dans la zone tampon séparant les loyalistes du Sud des rebelles du Nord, où l’armée française s’était déployée après l’accord de Linas-Marcoussis de janvier 2003. Violeur et tueur patenté, Mahé était recherché depuis des semaines par les militaires français, sollicités par la population désarmée : il n’y avait pas de police dans la zone et l’Onu restait passive. Localisé et blessé par balle, l’Ivoirien finit par être interpellé par une patrouille française. Durant son transfert vers un centre de soins, il est étouffé sur ordre du colonel Éric Burgaud, le patron du secteur, qui dit à ses soldats : « Roulez doucement… Vous m’avez compris. »
L’épisode éclate au grand jour lorsque l’officier qui commandait alors le 13e bataillon de chasseurs alpins (BCA) est dénoncé à ses supérieurs par un subordonné mécontent d’être mal noté. La justice le met en examen avec trois militaires. Au terme de cinq années d’instruction, sont condamnés le colonel Burgaud (cinq ans de prison), l’adjudant-chef Guy Raugel (quatre ans) et le brigadier-chef Johannes Schnier (un an). Leurs peines sont assorties du sursis au titre des circonstances atténuantes.
Dans son témoignage, Éric Burgaud décortique les mécaniques militaire, humaine et judiciaire qui conduisent ce brillant saint-cyrien breveté de l’École de guerre devant une justice civile ignorante des contraintes inhérentes aux opérations militaires, comme le souligne le haut magistrat honoraire Bruno Cotte, membre de l’Institut, qui a préfacé son ouvrage.
« On ne sort pas indemne d’une telle lecture », concède ce dernier. Outre l’aspect humain, le livre passe en revue les questions complexes au croisement de la philosophie, du droit, de la morale et des usages de la guerre que le cas personnel de l’auteur a soulevées à la barre du tribunal. Des sujets d’une brûlante actualité autant pour les jeunes chefs militaires, que l’on prépare au retour de la guerre en Europe, que pour les responsables politiques.
À son avocat, quelques minutes avant le verdict final, Éric Burgaud écrit : « J’assume avoir transmis et non donné un ordre illégal. Il était à mes yeux un mal nécessaire pour assurer notre mission de protection de la population. » Son livre pourrait bientôt faire l’ objet d’un film.
Valeurs actuelles. Hélie de Saint Marc, qui vous a accompagné durant votre épreuve judiciaire, vous a écrit : « Ceux qui ont vécu un drame ont ainsi une ombre. Et c’est cette ombre qui fait leur épaisseur. » Une formule un peu mystérieuse que vous vous êtes appropriée avec l’affaire Mahé…
Éric Burgaud. Vous avez raison, et je ne l’ai pas bien comprise tout de suite. Avec le temps, j’en ai conclu que cette ombre évoquée par Hélie de Saint Marc n’était pas seulement une dimension supplémentaire ; elle renvoyait aussi à la part sombre de nous-mêmes que l’on cache volontiers aux yeux des autres, et ce, à tort, car elle nous définit aussi.
En l’occurrence, l’intimité du soldat confronté aux horreurs de la guerre et du mal ? Celles qui n’entraient pas vraiment en compte pour la justice, dites-vous…
Oui, aussi. Du haut de son siège, la procureur générale, qui avait requis cinq ans de prison contre moi, voyait quotidiennement les conséquences du mal et ses auteurs, ce qui n’est pas du tout la même chose que d’avoir pour mission de lutter contre ce mal. Sa plaidoirie accusatoire avait amené, dans cette cour d’assises de Paris, à confronter magistralement deux “sacrés” : le sacré du soldat et le sacré du droit…
Vous reconnaissez qu’une ambiguïté personnelle a compliqué votre défense…
En effet. Lorsque je me retrouve soudain en face des enquêteurs, je me défends d’un ordre, donné par le général et retransmis par moi mot pour mot, dont je n’assumais pas la façon dont il avait été exécuté : « Roulez doucement… Vous m’avez compris. » Ce n’est que progressivement, en acceptant ma part d’ombre, que j’ai fini par assumer le fait d’avoir donné un ordre interprétable dans le sens qu’avaient instantanément compris mes subordonnés. Pour moi, c’était : “Roulez doucement, et si l’intéressé peut arriver mort au poste de soins, ce sera tant mieux. ” Je n’avais pas envisagé une action positive qui entraîne sa mort. L’une des leçons de cette affaire est qu’un chef doit donner des ordres clairs et non interprétables. Dans le cas contraire, c’est sa responsabilité qui est engagée.
Votre affaire a eu le mérite d’éclairer la complexité des nombreuses opérations extérieures qu’endossèrent les armées, dans les années 2000, souvent avec des mandats flous. Vous aviez été engagé auparavant au Kosovo et au Liban.
Pour un soldat, la mission est sacrée. C’est notre culture que de remplir une mission sans se poser de questions, notamment sur le cadre juridique qui l’entoure. En Côte d’Ivoire, je n’ai pas compris que le cadre d’engagement de notre mission était très flou, voire inexistant. Il manquait des pièces, c’était bancal. Et pour cause : d’un côté, le régime d’utilisation de nos armes – les armes, qui font le soldat, étaient réduites à la seule légitime défense ; de l’autre, on devait faire respecter l’accord de Linas-Marcousis que le président Gbagbo n’avait pas été invité à négocier ni à signer. C’est un peu comme si on signait demain la paix en Ukraine sans Volodymyr Zelensky et que l’on demande ensuite à des soldats français d’aller faire respecter un cessez-le-feu.
Le tribunal a retenu cette circonstance atténuante : il n’y avait pas de police, pas de justice pour vous épauler dans votre mission, comme il aurait dû y avoir…
On peut comprendre que les décideurs politiques ne veuillent pas toujours clarifier leurs objectifs. Soit pour se ménager un avantage stratégique, soit pour cacher l’absence d’objectifs clairs. Le problème est que des soldats meurent pour des incertitudes stratégiques et pour cier, je n’ai pas toujours eu l’impression de défendre les intérêts vitaux de mon pays, mais j’ai souvent eu l’impression d’être sa bonne conscience. Comme au Liban ou au Kosovo. Que faisait-on au Kosovo ? On s’opposait aux Serbes, nos amis et alliés d’hier. Nous étions devenus soudain antiserbes alors que les Albanais étaient les plus dangereux. On le constate toujours aujourd’hui. Normalement, le soldat sert la France et l’État français. Dans la réalité, régulièrement, il sert les intérêts politiques ponctuels d’un pouvoir à durée limitée. La justice m’a poussé à me poser ces questions. Tout chef militaire doit s’interroger avant chaque engagement. Qu’est-ce que je sers ? Quelle est, en conscience, ma “ligne rouge”, pour reprendre cette expression à la mode du général de Gaulle ?
Mais n’est-ce pas fragiliser la vertu cardinale des armées : l’obéissance ?
Je pense que les chefs ont le devoir de se poser ces questions. L’institution militaire repose sur le fait que les hommes qui la servent sont, en conscience, d’accord avec ce qu’ils font, et se sentent en confiance avec leurs supérieurs – politiques et militaires. Ensuite, chacun assume ses décisions. Moi, en conscience, aujourd’hui, faute de police et de justice, je pense qu’un Mahé mort était le mieux pour tout le monde. Je regrette simplement d’avoir entraîné mes subordonnés dans cette histoire. Je vais vous faire une confidence. Depuis que j’ai écrit ce livre, un certain nombre de mes camarades m’ont dit : « Tu sais, nous enregistrions nos conversations à la radio avec nos supérieurs par manque de confiance. »
Vraiment ?
Vraiment ! Vous savez, l’éthique n’est pas à sens unique, du haut vers le bas. Cela doit être totalement symétrique. Un ancien grand chef de l’armée de terre m’a confié : « Votre bouquin, il balaye tous les champs de l’éthique. » Durant le procès, il nous a été reproché d’avoir exécuté un ordre “manifestement illégal”. Que signifie le “manifestement” inscrit dans les règlements ? Avant même l’instruction et durant les auditions du procès, j’ai été lâché par la chaîne hiérarchique : que veulent encore dire dans ce cas les mots “discipline” et “loyauté” ? Cette chaîne hiérarchique nous demandait de remplir une mission “manifestement” impossible compte tenu d’un cadre inadapté. Trois généraux seulement l’ont relevé, et pour l’un d’entre eux aux dépens de sa carrière.
Vous écrivez à la fin de votre livre : « Tuer est illégal pour le droit commun, mais c’est pourtant l’une des possibilités non nulles qui se présente aux soldats en opération. » Le droit de la guerre proscrit cependant formellement de tuer un prisonnier désarmé…
L’état de guerre n’était pas déclaré et nous n’étions pas confrontés à une armée adverse mais à des milices… Pour bien comprendre, il faut revenir aux fondamentaux. Le militaire a le droit de tuer parce qu’il a le droit d’être tué, sans que cela soit judiciarisé. C’est la base. À partir du moment où il est poursuivi pour avoir tué quelqu’un qui s’oppose à sa mission, tout l’édifice est déstabilisé. Si le droit est plus important que le sacré du soldat, une enquête peut donc être lancée à chaque fois qu’il y a un mort causé par un soldat français. C’en est alors fini du sacré du soldat, de ce qui le conduit à remplir sa mission, quitte à y laisser sa vie, à être loyal, discipliné et tout ce que vous voulez. J’aime citer le philosophe laïc Régis Debray qui définit ainsi le sacré : « ce qui légitime le sacrifice et interdit le sacrilège » . Cela s’applique parfaitement au soldat.
Des généraux auditionnés ont également nié la dimension sensible des soldats, ce que vos avocats ont mis en avant pour justifier votre acte : impossible de rester insensible aux horreurs commises par Mahé…
C’est ce qui m’a le plus surpris. Il est impossible de nier la dimension sensible des soldats, quel que soit leur grade. Si tous sont doués de raison et de cœur, croyez-vous qu’on consente à mourir, à se sacrifier par raison ? Non, évidemment. Des soldats sans cœur, il en existe, bien sûr ; on les appelle des mercenaires ou bien ce sont des troupes fanatisées…
Deux généraux courageux se sont battus contre l’Hôtel de Brienne qui voulait même vous priver de votre droit à la protection judiciaire fonctionnelle. Dans votre livre, vous accréditez l’hypothèse que vos cas ont été donnés en pâture à la justice pour faire diversion à une autre affaire très embarrassante pour l’exécutif : le fameux bombardement de Bouaké.
Beaucoup d’experts le croient. Deux de vos confrères reprennent cette thèse dans leurs livres respectifs sur l’affaire Bouaké. C’est probablement aussi la raison pour laquelle, à l’initiative de Michèle Alliot-Marie, ministre de la défense au moment des faits, puis garde des Sceaux, la suppression du tribunal aux armées fut effective quelques mois avant notre procès. Il fallait faire des économies, a-t-on dit à la presse. Il fallait surtout retarder par tous les moyens l’enquête menée par ce tribunal, par la même juge d’instruction qui a enquêté sur notre affaire : elle commençait à se rapprocher singulièrement de l’exécutif. Il est soupçonné d’avoir sciemment laissé les avions du président ivoirien arriver jusqu’à la ligne de front pour créer un incident politique majeur. Le plan dérape lorsque les avions bombardent une emprise française censée être inoccupée ; on relèvera 9 morts et 39 blessés chez nos soldats. Moi, on m’a condamné pour un ordre ayant conduit à la mort d’un tueur et d’un violeur, mais les responsables de ce massacre de soldats français continuent d’échapper à la justice…
Appelez-vous de vos vœux la reconstitution des tribunaux militaires ?
Non, je me félicite d’avoir été jugé par un jury constitué de magistrats professionnels et surtout de jurés tirés au sort. Je suis convaincu que ces derniers ont bien mesuré la portée humaine de notre engagement de soldat, des situations complexes auxquelles on était confrontés.
Votre livre vous conduit à faire des conférences en France. Quel message transmettez-vous aux jeunes officiers curieux qui viennent vous écouter ?
Je leur dis que je ne regrette rien de mon engagement de soldat. C’est le plus beau que je connaisse. Sauf cet ordre que j’aurais précisé, je les assure que je referais à l’identique. J’ajoute un point majeur à leur intention : écoutez votre cœur et votre conscience en permanence et souffrez que vos subordonnés puissent questionner vos décisions. Fuyez la solitude du chef et n’ayez pas peur de la confrontation avec vos soldats. Ils pourront vous ramener à la raison quand vous laisserez trop parler votre cœur.
Tuer ou désobéir, le dilemme d’un soldat, d’Éric Burgaud, L’Harmattan, 294 pages, 29 €.